Entretien réalisé par Lyazid Khaber, publié sur Eco Times (https://ecotimesdz.com/)
L’Algérie était déjà, avant même l’avènement de la crise sanitaire de la Covid-19, dans une situation de crise inhérente au recul drastique des cours du pétrole sur les marchés mondiaux, amenuisant de façon tendancielle la «manne financière» de notre pays. Un contexte de crise mondiale, inédit, qui a d’autant plus mis à nu les défaillances, aux plans financier, économique et, surtout, de gouvernance politique de notre pays. Quelles solutions, ou alternatives possibles et réalisables pour répondre à ces défis? Pourquoi la stratégie de gouvernance de la politique économique de l’Algérie est-elle à ce point archaïque?
Lachemi Siagh, expert des questions financières, nationales et internationales, a bien voulu répondre à toutes ces interrogations et questionnements, non sans tenter d’en préconiser un ensemble de mesures, qui ont le mérite d’embrasser outre les questions financières dont il est spécialiste, celles aussi, économiques, politiques, sociétales…
Entretien réalisé par Lyazid Khaber, publié sur Eco Times ((https://ecotimesdz.com/)
Eco Times : L’Algérie vit actuellement une phase cruciale de son histoire, avec en sus les changements induits par la révolution populaire, et la crise planétaire vécue depuis le début de l’année 2020. Quelle lecture faites-vous, en votre qualité d’expert, des transformations présentes et à venir, tant au niveau des équilibres de l’économie que des paradigmes que d’aucuns pensent qu’ils doivent impérativement changer ?
Lachemi Siagh: Les transformations que connaît le monde dans tous les domaines se font à une vitesse vertigineuse. Les innovations faites au cours des 5 dernières années dans les domaines technologiques et financiers dépassent toutes les innovations réalisées au cours des 3 dernières révolutions industrielles. Au même moment, l’Algérie vit dans un immobilisme imperturbable. Au fond, c’est pour cela que le peuple est sorti pour dire son rejet d’un système politique et économique rétrograde, humiliant et sclérosé, et réclamer de nouveaux paradigmes politiques et économiques. Le peuple et la jeunesse veulent une rupture et un changement de «mindset» (état d’esprit). Le peuple, et la jeunesse en particulier veulent une nouvelle classe dirigeante capable d’articuler un projet de société qui fasse rêver la jeunesse, mobiliser le peuple et mettre au travail l’ensemble de la nation. Ce projet de société nécessitera des investissements massifs, pas dans les infrastructures, mais dans les domaines soft, dans le développement humain, à savoir, la santé, l’éducation, la formation professionnelle, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Une réforme en profondeur dans ces secteurs est vitale, en vue de mettre en place la culture du savoir, du savoir-faire et du savoir-être et qui fera d’Alger un pôle d’attrait pour les compétences, non seulement algériennes, mais mondiales.
Il s’agit de mettre l’humain et non la production, au cœur de l’approche du développement économique. L’argent seul ne fait pas le développement. L’Algérie a disposé de 1 400 milliards de dollars, n’a presque pas de dette extérieure, et reste encore et toujours un pays sous-développé. De ce fait, la croissance du revenu national, par tête d’habitant, ne devra plus constituer l’unique référence. Il faudra privilégier un indice qui comprenne des indicateurs de revenu et de progrès en matière de santé et d’éducation. Cet indice doit rendre compte des performances de l’économie mais aussi, et surtout, des éléments de développement humain qui sont l’espérance de vie, l’amélioration du système de santé et de scolarité qui indiquent les performances en matière de savoir.
Il s’agit d’investir dans le développement et la promotion de toute la population algérienne, afin de lui permettre de passer d’un état de population assistée à celle d’une population industrieuse, productive, efficace qui s’insère dans un ordre mondial nouveau, construit sur le savoir. Cette population doit donc être en mesure d’accompagner l’Algérie dans son voyage vers une nouvelle Algérie prospère.
L’éducation est le nerf de la guerre. Tant que nos dirigeants n’auront pas compris cela, l’Algérie demeurera un pays arriéré et sous-développé. Nos enfants méritent de bénéficier d’un système d’éducation et de formation, de niveau international, qui dispensera une éducation de toute première qualité, comparable à celle offerte par les meilleurs établissements scolaires, universitaires et écoles techniques dans le monde. Avec tous les moyens dont nous disposions, nous n’avons pas un seul business School ou un institut de technologie ou de science médicale de réputation internationale. Le système d’éducation à promouvoir doit comprendre des programmes qui encouragent la pensée analytique, les matières quantitatives, la créativité, l’innovation et l’entrepreunariat. C’est ce qui permettra le passage d’une économie dominée par les hydrocarbures à une économie diversifiée, basée sur le savoir, une économie animée par les deux secteurs publics et privés, qui travaillent harmonieusement ensemble, dans un esprit de complémentarité et de fertilisation croisée, loin de la domination d’un secteur par rapport à l’autre.
Cette vision nationale doit avoir comme objectif de transformer l’Algérie, à l’horizon 2030, en un pays émergent, prospère avec un haut niveau de vie, capable de compter sur une économie diversifiée, moins dépendante des hydrocarbures. Elle permettra de conduire à la résorption des grandes disparités régionales, qui constituent un danger majeur pour le pays, des écarts entre les classes sociales, et redonner de la dignité et de l’espoir à tout un pays.
Cette vision permettra d’abandonner l’économie de bazar et réduire considérablement le secteur informel. Elle devra être basée sur le concept de développement durable, c’est-à-dire satisfaire les besoins de la génération actuelle sans compromettre les besoins des générations futures.
Dans un tel contexte, la priorité des priorités de la jeunesse algérienne et son rêve sera de faire partie de la classe moyenne, et non l’attrait de l’étranger ou du secteur informel. Accéder à la classe moyenne signifiera entrer dans un monde caractérisé par la productivité et la création de richesse. En contrepartie, la jeunesse disposera de revenus conséquents, ce qui lui permettra de consommer et, partant, de stimuler l’appareil productif, et aussi d’épargner pour accroître les capacités d’investissement et s’assurer un complément de retraite pour ses vieux jours. La classe moyenne, qui est le grand payeur d’impôt, est la source de stabilité par excellence et la garante de la démocratie.
Le développement n’est, donc, pas uniquement une question matérielle ou d’argent mais surtout de compétence. Un pays comme l’Allemagne n’a pas de ressources énergétiques. Il a été totalement anéanti après la Deuxième Guerre mondiale. Il a pu se relever pour devenir, aujourd’hui, la première puissance européenne. La raison est simple. L’Allemagne, comme le Japon d’ailleurs, qui a subi le même sort, est un pays d’ingénieurs, de bâtisseurs et d’entrepreneurs. C’est ce qui nous manque en Algérie. Les deux tiers des étudiants dans les universités algériennes choisissent des filières littéraires et désertent les matières quantitatives. Malheureusement, aujourd’hui, avec une population sans formation quantitative et sans formation culturelle et artistique valable, le littéraire ne génère ni emplois bien rémunérés ni plus-value culturelle, à l’instar de la France, par exemple, où le domaine de la culture contribue pour plusieurs dizaines de milliards d’euros au PIB français.
Nous sommes tous responsable, à un degré ou à un autre, de cette situation. Nous avons tous tiré avantage de la rente d’une manière ou d’une autre : rente de situation, avantages en nature, bons d’essence, logement, voiture de fonction, fiscalité indirecte, etc., et nous nous en complaisions.
N’attendons pas que le changement vienne des autres et que l’Etat fasse tout pour nous. Commençons, d’abord, par changer ce simple constat. Changeons de «mindset». Faisons-en sorte que nos enfants choisissent les filières scientifiques, les mathématiques et les matières quantitatives, qu’ils s’orientent vers les écoles d’ingénieurs et deviennent des bâtisseurs, des entrepreneurs et des chercheurs.
Eco Times : Les pouvoirs publics, à leur tête le président de la République, viennent de lancer un nouveau plan de relance économique, pour colmater les brèches engendrées par le désordre économique vécu depuis plusieurs années en Algérie, et redonner des couleurs à l’économie nationale. Pensez-vous qu’il sera aisé d’aller au-delà de certaines limites qu’impose la crise qui couve, tout en tenant compte des risques de recrudescence de la pandémie et son impact sur le front social et la productivité ?
Au cours des dernières décennies, plusieurs programmes de relance économique avaient été lancés pour, comme vous le dites, colmater les brèches, redonner des couleurs à l’économie, de plus la Constitution, le code communal, le code de la wilaya avaient été amendés. Cela malheureusement n’a pas réglé grand-chose. En fait, le peuple n’est pas sorti par millions dans la rue pour cela. Il aspire à la conception d’un projet de société bien articulé, qui vise sur le plan économique et social, à bâtir un modèle fondé sur l’avantage comparatif de l’Algérie, sa compétence distinctive, son avantage de localisation, ses ressources intangibles à même de la sortir de la dépendance des hydrocarbures par la diversification de l’économie, et de constituer un bassin de compétences intellectuelle, scientifique, technique, technologique et culturelle, qui sera le prélude à la construction d’une puissante classe moyenne éduquée et cultivée dont émanera une société civile forte.
Bâtir un système basé sur la Wassatiya, ou le juste milieu, est la meilleure voie de sortie pour l’Algérie. Un système où existe un secteur public économique dans les domaines stratégiques (énergie, transport, eau, infrastructure, etc.), à côté d’un secteur privé fort et prospère, capable de créer les richesses qui remplaceront, à termes, les revenus en hydrocarbures et assureront les revenus en devises du pays, notamment dans le tourisme, l’agriculture, les services, l’ingénierie , la banque, les nouvelles technologies, les télécommunications, les médias, etc.; des secteurs qui se renforcent mutuellement et se complètent. L’Algérie deviendra, ainsi, un pays où il fera bon vivre, travailler, innover, créer, produire, exporter ; un pays qui attire les meilleures compétences algériennes expatriées, voire même étrangères, pour accroître sa prospérité. Il ne faut pas oublier que plus de la moitié des chercheurs en Amérique du Nord sont Indiens, Pakistanais, Egyptiens, etc.
Ceux qui seront en charge de la conception et de la formulation de la stratégie de développement ne doivent pas perdre de vue que l’Algérie est un pays dont soixante-dix pour cent de la population a moins de trente ans, et que les détenteurs du pouvoir et ceux qui sont aux commandes sont des septuagénaires. Par conséquent, Il faudra prendre garde à ce que la conception d’une stratégie pour l’Algérie ne soit pas faite par et pour la génération de la machine à écrire qui gouverne l’Algérie, aujourd’hui, mais pour la génération des réseaux sociaux, du digital, de la technologie de l’information et du virtuel. C’est-à-dire la génération de l’intelligence artificielle, pour qui il n’y a plus de frontières et qui ne partage pas les mêmes valeurs que leurs grands-parents qui les gouvernent toujours.
Aujourd’hui, les jeunes voient et savent que les grandes sociétés, à travers le monde, comptent des industries culturelles comme la musique et les entreprises de divertissement, les éditeurs et les sociétés audiovisuelles, car la technologie et les contenus se sont combinés pour créer des groupes géants comme Time Warner, Disney, Amazone, Alibaba, Uber, AirbnB, etc. Ces entreprises internationales vendent de plus en plus des styles de vie, de la créativité, du style et de l’image. C’est ce qui fascine les jeunes. La dernière entreprise en date dans cette catégorie est Apple dont la capitalisation boursière a atteint deux trillions de dollars (2 000 milliards de dollars). En matière d’intelligence artificielle, les ordinateurs sont meilleurs, de façon exponentielle, pour comprendre le monde. L’accès aux premières automobiles sans conducteur et aux taxis volants a déjà commencé, bouleversant toute l’industrie automobile. Les jeunes sont moins fascinés par Fidel Castro que par Mark Zuckerberg, âgé d’à peine de 26 ans lorsqu’il créa Facebook et qui pèse plus de 100 milliards de dollars. C’est dans ce monde que nos jeunes veulent vivre et travailler.
En Algérie, les schèmes d’analyse, de compréhension et les stratégies de la génération de la machine à écrire risquent, donc, de ne plus être opérationnels lorsqu’il s’agit de traiter les questions relatives à notre génération internet. Les dirigeants algériens gardent toujours les mêmes réflexes, qui consistent à investir dans le développement des matières premières, comme les mines et le gaz de schiste afin de perpétuer la rente. Or, selon Michael Porter, le gourou en la matière, l’avantage concurrentiel d’une nation est quelque chose qui se construit. Il n’est pas basé, comme on le pense encore en Algérie, sur des facteurs hérités tels la terre, la localisation, les ressources naturelles (énergie et matières premières). En fait, ces facteurs ne sont pas influençables et leur abondance peut même constituer un handicap, voire un frein au développement de l’avantage concurrentiel d’une nation.
L’Etat algérien devra se rendre compte que la quatrième révolution industrielle bat son plein. En 1998, Kodak avait 170 000 employés et vendait 85% du papier photo au monde. En peu d’années, Kodak a fait faillite et disparaît à jamais. Dans un secteur qui concerne l’Algérie, Exxonmobil, qui affichait la plus forte capitalisation boursière en 2013, vient de sortir du Dow Jones. C’est le sort de nombreuses compagnies au cours des prochaines années. Le même phénomène se produit aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, dans le monde de la santé, les automobiles électriques et autonomes, l’éducation, l’impression 3D. Les logiciels transforment la plupart des industries. Uber et Airbnb sont simplement des outils logiciel ne possédant ni voitures ni hôtels mais sont devenues les plus grosses compagnies de taxis et d’hôtels au monde.
Eu égard à ce qui précède, l’Algérie sera bien avisée de favoriser massivement l’investissement en vue de l’avènement de millions de PME dans les nouvelles technologies. Cela est possible en adaptant une fiscalité appropriée et en mettant en œuvre des mécanismes de financement comme le capital-risque.
Dans le cadre du développement de notre avantage comparatif, l’industrie des services peut être un moteur de développement économique conséquent. Les services sont généralement perçus comme intangibles, invisibles, périssables, requérant une production et une consommation immédiates, alors que les biens sont de nature tangible, visible et entreposable. Les entreprises de services, et en particulier, celles qui prestent des services stratégiques aux entreprises constituent un outil extrêmement utile de développement économique. Ces entreprises apportent les changements organisationnels et/ou technologiques appropriés tels : souplesse, différenciation, spécialisation, concentration, réduction de coûts, développement de marchés, etc. Elles contribuent à l’innovation, à l’augmentation de la productivité, à fournir les atouts de la compétitivité, et à renforcer la position concurrentielle. Elles permettent aux entreprises de se renouveler constamment et de devenir toujours plus compétitives face à une concurrence accentuée par la mondialisation. Une forte proportion de cette industrie est orientée vers le savoir et l’innovation. Elle est créatrice d’emplois de qualité, et contribue de façon substantielle à la valeur ajoutée de tout le tissu économique.
Le préalable et l’élément-clé pour le développement de ces industries de support est l’existence d’un système financier et bancaire performant, la disponibilité d’informations statistiques, économiques et financières fiables, et un système de télécommunications des plus performants. Il est inutile de souligner la carence de l’Algérie dans ces domaines.
Eco Times : En votre qualité d’expert financier, pensez-vous que l’Algérie pourra se sortir à bon compte, sachant le poids de la dépense publique qui demeure lourd, l’amenuisement des recettes pétrolières et la fonte des réserves de change du pays ?
Effectivement, la sphère économique et bureaucratique étatique s’est élargie démesurément à cause des revenus pétroliers, et cela, sans efficacité et à des coûts très élevés. Il y a un gaspillage énorme de ressources auquel il faudra mettre fin. On se souvient des augmentations de salaires sans contrepartie économique pour avoir la paix sociale ; les prêts bancaires bonifiés par le Trésor ; les dépenses fastueuses de représentation, de voyage, etc. Sur le court terme, il convient de réduire considérablement le train de vie de l’Etat. Tout le monde doit faire des sacrifices, mais pas les plus démunis. Il faudra revoir la rémunération et les salaires de certains corps, comme les députés et les sénateurs, réduire la taille des parcs automobiles et les services de sécurité qui y sont attachés, la distribution de bons d’essence. Jusqu’à cette année, le budget de fonctionnement représentait plus de 60 % de la dépense publique. Ceci est insoutenable.
Il devient impératif de changer de réflexes : au lieu de dépenser à tout va, l’Etat devra faire plus d’effort à collecter les impôts. Il semblerait que seulement 40% des impôts dus sont collectés. La situation est pire en ce qui concerne les impôts locaux comme la taxe foncière, dont la collecte ne dépasserait pas 5%.
Il convient de faire la chasse aux emplois fictifs dans le secteur public, et réduire progressivement la taille du secteur informel qui fait perdre à l’Etat des sommes considérables en impôts, en charges sociales et contributions aux retraites. C’est une véritable bombe à retardement. Il faudra y mettre fin progressivement en réduisant les importations, en les limitant aux biens essentiels, et en taxant fortement les produits de luxe ostentatoires.
Il est temps de rationaliser la consommation nationale d’énergie (gaz électricité), utiliser le led, supprimer les climatiseurs énergivores, développer les énergies renouvelables au niveau des ménages pour dégager des surplus à l’export, enfin, revoir les prix domestiques de l’énergie.
Par ailleurs, il faudra œuvrer à récupérer tous les crédits indûment octroyés à des projets non réalisés (agriculture saharienne), et accélérer ceux en retard de remboursement. Les entreprises publiques doivent cesser de s’accrocher aux mamelles du Trésor. Celles qui produisent de la dette doivent disparaître et laisser la place à des industries de substitution aux importations utilisant des inputs locaux. L’urgence réside dans la réduction des diverses subventions, notamment énergétiques, de soutien aux produits de large consommation qui plombent le Trésor public, en les limitant aux plus démunis et en excluant les nantis et la contrebande transfrontalière.
Il va sans dire que ces mesures à court terme doivent être menées parallèlement à la mise en œuvre des réformes structurelles profondes mentionnées auparavant.
Eco Times : Les banques, ayant subi de plein fouet les effets de la crise sanitaire, se trouvent plus que jamais sollicitées pour apporter leurs contributions à l’effort de relance. Pensez-vous que les établissements bancaires soient en mesure d’opérer des challenges, sachant les impératifs de développement qui leur sont imposés, à l’instar de la numérisation et l’intégration obligatoire de la finance islamique, synonymes de nouveaux investissements à consentir ?
Pour un pays qui a engrangé plus de mille quatre cents milliards de dollars au cours des vingt dernières années, on peut se demander comment est-il possible d’imaginer les problèmes de liquidité des banques publiques. Cette question ne se poserait pas dans un pays régi par les principes anglo-saxons de bonne gouvernance, à savoir «accountability, checks and balances, transparency and competency», c’est-à-dire reddition des comptes, séparation des pouvoirs, transparence et compétence.
En l’absence de ces principes, la réponse à cette question est que l’Algérie a très mal dépensé son argent, pour ne pas dire, de manière ruineuse.
A vrai dire, le problème des banques ne date pas d’aujourd’hui. Jusqu’en 2015, les banques se plaignaient d’un excès de liquidité qui pesait sur leur rentabilité. Elles distribuaient, alors, du crédit à tout va, souvent sur injonction, aussi bien au secteur public qu’au secteur privé. Pour ceux qui s’en souviennent et qui voudraient revenir à mes écrits, j’avais tiré la sonnette d’alarme, déjà en 2009, quand aux risques de liquidité et de taux qu’encourait le système bancaire parce que les banques publiques, qui ne disposaient pas de fonds prêtables longs (ratio de transformation oblige), finançaient en dinars à très long terme, jusqu’à quinze ou dix-sept ans, et à des taux d’intérêt bonifiés, de gros projets mixtes pétrochimiques, des centrales électriques et de dessalement d’eau ou touristiques.
Il faut ajouter à cela les prêts astronomiques accordés aux oligarques à l’image des 211 000 milles milliards de centimes accordés à Ali Haddad, et qui n’ont pas été remboursés. Aujourd’hui, avec la baisse drastique des prix du pétrole et la baisse constante de nos exportations en hydrocarbures, les problèmes de liquidité se sont aggravés.
Avec la crise pétrolière et les quantités vendues par la Sonatrach, qui sont en nette diminution (pétrole et gaz) et les prix qui se sont effondrés, il y a moins de création monétaire et de liquidités que la Banque centrale injecte dans les comptes bancaires de la Sonatrach et dans l’économie. De plus, quand la Banque centrale paie les importations en devises, elle détruit l’équivalent en dinars de ces devises. Les banques, normalement, auraient dû provisionner pour les montants astronomiques prêtés et restés en souffrance. Ont-elles accéléré le remboursement de ces prêts, ont-elles actionné les sûretés et garanties, si garanties il y a ? On peut se poser ces questions. D’habitude, elles ne s’en souciaient pas ; c’était le Trésor qui ramassait l’ardoise. On ne peut, donc, pas incriminer seulement la Covid 19.
L’introduction de la numérisation ou de la finance islamique fait partie des activités de développement normal. En Algérie, pour aller à la digitalisation, à la signature électronique, au paiement par téléphone, etc., il faut créer l’environnement et l’infrastructure nécessaire, à savoir, un très haut débit internet, et surtout fiable. Nous sommes malheureusement classés derniers en la matière. Il faut une collaboration entre les sociétés de téléphonie mobile et les banques. Les commerces, les restaurants et les administrations doivent s’équiper pour cela. Des gestionnaires de plates-formes de paiement et une concurrence entre les sociétés de services de cartes de paiement, pour diminuer les coûts, doivent voir le jour. Il y a quelques jours, la Société d’automatisation des transactions interbancaires et monétique (SATIM) a lancé un appel d’offres pour l’acquisition d’une solution de paiement mobile et ça c’est de bon augure.
Enfin, l’instruction aux banques concernant la mise en œuvre de la finance islamique ne date pas d’aujourd’hui et remonte à trois ou quatre ans. Ouvrir des fenêtres islamiques n’exige pas de lourds investissements.
Pour le financement de la relance économique, il n’y a pas que le financement bancaire. Il faut aussi avoir recours à d’autres techniques de financement désintermédiées, comme la titrisation ou le financement obligataire qui avaient fonctionné avec succès par le passé, et qui, en matière de pondération de risques, sont très avantageuses pour les banques.
Eco Times : Justement, puisque nous avons évoqué la question de la finance islamique, quelle lecture faites-vous des orientations données par le gouvernement algérien dans ce domaine ?
Les banques islamiques dans le monde sont devenues une réalité que personne ne peut ignorer aujourd’hui. D’ailleurs, les plus grandes banques internationales s’y sont mises aussi, il y a fort longtemps. Les dirigeants de nombreux pays occidentaux y ont vu, après la crise de 2008, un gisement important, notamment pour le financement des projets d’infrastructure. Désormais, il y a davantage de développement de produits islamiques en dehors du Moyen-Orient. Au-delà encore, les transactions réalisées en Europe et aux Etats-Unis sont plus importantes et plus innovantes. La finance islamique connaît, donc, une croissance inégalée dans l’industrie.
Le poids de la finance islamique a largement dépassé les 2 trillions de dollars d’actifs. Il y a des hubs importants qui ont émergé en Malaisie, à Bahreïn, à Londres, au Luxembourg, et en Afrique.
La Grande-Bretagne avait aménagé sa législation pour accueillir des opérations bancaires islamiques, et a déjà agréé plusieurs banques islamiques. En France, Bercy (le ministère des Finances) a publié, le 24 août 2010, des instructions fiscales qui donnent à la finance islamique un nouveau cadre règlementaire, favorisant cette activité en France. Paris voulait, alors, attirer les fonds du Moyen-Orient et devenir la première place financière de l’Europe continentale de cette branche de la finance. Malheureusement, l’arrivée des socialistes au pouvoir a arrêté cet élan. Le Japon, à travers Nomura Holdings, a lancé son premier Sukuk pour 100 millions de dollars. Avant lui, le gouvernement de la Basse-Saxe, en Allemagne, a, déjà en 2004, lancé une opération de Sukuk de 100 millions d’euros. La Bourse du Luxembourg a été la première Bourse occidentale à avoir listé des Sukuk.
Toutes les grandes banques internationales ont, aujourd’hui, un département ou une filiale banque islamique, et sont actives dans la structuration et la distribution des produits islamiques. C’est le cas de Citibank, HSBC, Deutsche Bank, Barclays, Standard Chartred, BNP Paribas, etc.
En Afrique, il existe 450 millions de musulmans qui expriment des demandes importantes en matière de finance islamique. Il n’est pas exclu que la finance islamique constitue, à l’avenir, un pont entre le continent africain le Moyen-Orient et l’Asie qui, à terme, donnera lieu à des échanges commerciaux et des flux d’investissements majeurs, tout comme la Chine et l’Inde ont créé des ponts avec l’Afrique dans leurs quêtes de sources de matières premières (cf. mes ouvrages, les Arcanes de la finance islamique, chez Casbah Éditions, et l’Islam et le monde des affaires, aux Editions d’Organisation à Paris, et aux Éditions Alpha à Alger).
L’Algérie ne doit pas rester en dehors de ce mouvement. La finance islamique est une activité qui se généralise dans les quatre coins du monde. Elle s’inscrit plus largement dans le courant universel de la finance éthique, et devient un phénomène en voie de mondialisation. Il est, par conséquent, dans l’intérêt économique de l’Algérie de s’y mettre au plutôt.
Malheureusement, en Algérie, la finance islamique est perçue et instrumentalisée comme un simple moyen de récupérer les fonds thésaurisés, et non comme une ingénierie au service du développement. J’ai de sérieux doutes quand à l’approche préconisée, qui consiste à ouvrir de simples fenêtres islamiques au sein des banques classiques. L’argent est fongible dans une institution qui utilise l’intérêt, et cela n’est pas de nature à inciter la plupart des détenteurs de fonds qui, déjà, ne font pas confiance aux banques au regard de leur façon de gérer, et des problèmes de liquidité que connaissent les chèques postaux. J’ai toujours préconisé une législation spéciale pour agréer des banques islamiques à part entière, et mettre en œuvre les amendements légaux fiscaux et au code de commerce, pour l’introduction des Sukuk souverains et corporatifs. Mes recommandations dans ce sens sont à ce jour restées lettre morte.
La finance islamique est exercée, aujourd’hui, en Algérie, de façon non orthodoxe par deux banques dites islamiques, à savoir Banque Al Baraka Algérie et Al Salam Bank Algeria. Ces deux banques ont été agréées dans le cadre de la loi monnaie et crédit et sont traitées par la Banque d’Algérie de la même manière que les banques classiques. Les nouvelles dispositions, prises en 2020, restent très en deçà des innovations requises et, surtout, ne créent pas un cadre légal spécifique aux banques islamiques tant essentiel au développement de cette branche de l’industrie financière. Il n’y a pas d’agrément spécifique pour les banques islamiques.
Les fonds détenus en Algérie par les entreprises et les ménages, qui veulent utiliser leurs ressources de façon conforme à la Chari’a, constituent un gisement appréciable qui peut être mobilisé au profit de l’économie essentiellement à travers les Sukuk. Pour cela, il faudra mettre en œuvre de vraies réformes, et créer les passerelles respectant la Chari’a entre les détenteurs de ces fonds et les acteurs économiques (entreprises) qui en ont besoin. Sur le plan légal, les obstacles ne sont pas insurmontables.
Enfin, la finance islamique dans sa composante Sukuk peut permettre à l’Etat et à ses entités d’émettre des titres libellés en devises. Ces financements doivent être adossés à des actifs appartenant à l’Etat : aéroports, ports, autoroutes, etc. Ces financements pourront aussi servir à financer les déficits sans exigence de garantie souveraine en dehors des actifs sous-jacents.
Eco Times : Le financement de l’économie doit puiser dans les différents gisements disponibles, mais le gouvernement reste attaché à l’idée de refuser tout emprunt extérieur, tout en excluant tout recours à la planche à billets, comme cela a été le cas dans un passé récent. Quelle appréciation faite-vous de cette démarche ?
En ce qui concerne le non-recours aux emprunts extérieurs, l’avantage qu’a l’Algérie, aujourd’hui est qu’elle n’a pratiquement pas de dette extérieure et, donc, en cas de besoin, il n’y aura pas de club de Paris ou de Londres pour rééchelonner la dette nide conditionnalités. Avec ses réserves de change, l’Algérie pourra tenir jusqu’à la fin de l’année prochaine et, dans le meilleur des cas, jusqu’à la mi-2022. Comme toutes les prévisions sur le pétrole sont très pessimistes, le recours à la ressource extérieure sera alors inévitable, à mon avis, de même qu’une dose de planche à billets. La sagesse veut qu’il faille s’y préparer dès aujourd’hui, même si l’on n’y aura pas recours, et d’arrêter d’être dans le déni. En engageant, dès aujourd’hui, des réformes sérieuses du secteur bancaire et financier, en dégonflant la sphère publique et en préparant un bon dossier d’emprunt, l’Algérie aura mis sa maison en ordre et pourra accéder de façon favorable, le moment venu, aux marchés des capitaux et repousser un éventuel recours au FMI.
Le financement extérieur n’est pas une mauvaise chose en soi, à condition que le financement recherché ne serve pas à financer «l’épicerie», c’est-à-dire les dépenses de fonctionnement de l’État et ce que la population consomme, ce qui a été le cas au cours des années 1980 et 1990.
Le financement extérieur doit, surtout, concerner les projets rentables capables de générer suffisamment de cash-flows, de préférence en devises, pour rembourser la dette et dégager des profits. Les financements structurés, type BOOT/BOT, Concessions, n’engagent pas la garantie souveraine de l’Etat. Chaque projet, selon l’industrie, a une structure de capital donnée, c’est-à-dire un pourcentage d’apport ou «équité» et un pourcentage de dette. Pour simplifier, disons 30% d’apport «équité» et 70% de dette. Les 70% sont l’argent des autres. Si le projet réussit, l’utilisation du levier (de la dette), l’argent des autres, aura été judicieuse. On aura obtenu un bon rendement des fonds propres, le capital étant très onéreux et rare. La véritable réussite est de financer ses projets avec l’argent des autres, surtout lorsque cet argent est bon marché. Or, tous les projets que l’Algérie a lancés, au cours des quinze dernières années, n’ont pas obéi à cette règle et ont été financés entièrement sur fonds propres. Cette approche a constitué un gaspillage de ressources monumental, car en utilisant la même quantité de ressources, il aurait été possible de financer trois à quatre fois plus de projets grâce à la bonne et saine utilisation du levier de la dette. Le fait d’avoir opté pour un financement à 100% de fonds propres garantit aux décideurs une opacité totale, et permet d’éviter de rendre des comptes aux bailleurs de fonds qui exigeraient un droit de regard, de l’efficacité et de l’efficience financière. Cela ouvre la porte aux dépassements, aux surcoûts et à la corruption.
Entre temps, il serait judicieux d’utiliser et de développer notre propre marché financier. Développer un marché de capitaux et une culture financière, dans un pays comme le nôtre, est une nécessité absolue. L’infrastructure institutionnelle existe, et l’expérience a été testée et réussie par une douzaine d’entreprises publiques et privées qui ont levé des centaines de milliards de dinars. J’ai eu le privilège de piloter l’ensemble de ces opérations, qui avaient permis de lever l’équivalent dinar de 3 milliards de dollars. En plus des fonds des ménages et des entreprises, il existe des fonds sur le marché informel qui peuvent aussi être attirés par ce marché rémunérateur et désintermédié, avec plus de succès que les appels du gouvernement pour que ces fonds se placent dans les banques.
Il existe un gisement considérable de liquidités qui ne veut pas prendre le chemin des banques, à cause d’un manque de confiance ou de convictions religieuses liées à la prohibition de l’intérêt ou Riba. Pour cela, il faudra impérativement opérer les aménagements fiscaux et légaux pour l’introduction des Sukuk, pour attirer ces fonds vers des projets. Les fonds de l’informel, qui vont vers les projets, sont moins dommageables pour la réputation des banques algériennes à l’échelle internationale.
Pour dépenser mieux, il faudra donc dépenser autrement et, pour emprunter mieux, il faudra emprunter autrement. Dépenser autrement ou emprunter autrement revient à aller chercher l’argent au niveau du marché financier et des banques, au lieu de compter sur le budget de l’État. Jusqu’à présent, tout le monde ou presque s’est accroché aux mamelles du budget. Or, avec quarante-quatre millions d’habitants, l’État à lui seul ne pourra plus faire face aux dépenses de santé, d’éducation, de soutien aux plus démunis, d’assurer la sécurité des biens et des personnes, de défendre nos frontières, de construire des barrages, des autoroutes, des installations sportives, des aéroports (la liste est longue) et, en même temps, être un entrepreneur économique.
Il est temps de sevrer les entreprises économiques qui doivent résolument se tourner vers le marché financier local. Les entreprises publiques et privées, qui ont déjà fait l’expérience du marché obligataire, ont très vite compris les enjeux. Le processus au départ, à cause des pratiques anciennes, paraît difficile du fait qu’il exige de la transparence, des bilans certifiés, des projections fiables et l’offre de garanties acceptables si nécessaire. Dans ce contexte, c’est le marché qui évalue le risque de l’entreprise. En agissant ainsi, l’entreprise, qui avait l’habitude de recourir aux emprunts internationaux, ne joue plus un rôle passif en respectant les clauses standards des crédits acheteurs. Elle devient un gestionnaire actif de sa propre dette et gagne beaucoup en flexibilité. Elle module ses emprunts et ses remboursements en fonction de ses capacités à générer du cash-flow. Elle peut, donc, moduler les échéances en fonction de ses capacités de remboursement, et choisir le moment favorable pour aller sur le marché. En empruntant sur le marché local, elle se rend, d’abord, service à elle-même en empruntant mieux et à moindre coût. Les économies réalisées en termes de taux de sortie, de fluctuations de changes et en primes de risque économique et politique sont substantielles.
Eco Times : La récupération de l’argent en circulation dans le secteur informel se pose avec acuité, en ce moment où les liquidités se raréfient dans le circuit formel. Quelles sont, d’après-vous, les moyens nécessairement à mettre en œuvre pour réaliser cet objectif ?
Il faut, d’abord, pouvoir récupérer cet argent, car ce n’est pas de l’argent qui dort.
D’aucuns pensent que l’argent dans le secteur informel est un stock qu’on peut aller mobiliser illico presto, alors qu’en réalité, il s’agit de flux investis dans des transactions commerciales, dans des stocks de marchandises, etc. L’argent qui circule en dehors du circuit bancaire algérien résulte de trois facteurs. D’abord, le rendement de l’argent. La rémunération des dépôts de la CNEP, par exemple, n’a pas bougé depuis de longues années. Aujourd’hui, la rémunération des dépôts ne dépasse pas les 2,5%, au moment où le taux d’inflation officiel est d’environ le double, et les taux de crédit pratiqués par les banques peuvent atteindre 9%. De même, l’argent qui est dans l’informel est mobilisé dans des opérations commerciales, qui rapportent au bas mot 20 ou 30% par an. Le deuxième facteur est que cet argent de l’informel n’est pas grevé d’impôt sur les bénéfices, de TVA, de TAP, de contributions patronales, etc., ce qui ne l’encourage pas à rejoindre le circuit formel. Enfin, certains épargnants maintiennent leur argent en dehors des circuits bancaires pour des raisons religieuses, à savoir l’intérêt, assimilé à l’usure. Le problème de cette clientèle pourra trouver sa solution dans la structuration de produits conformes à la Chari’a suffisamment rémunérateurs et non, dans les «dépôts islamiques» à taux zéro que leur offrent les banques aujourd’hui.
Dans tous les cas, il faudra œuvrer par divers moyens en vue de circonscrire le secteur informel et l’intégrer au circuit officiel. Ce n’est pas un problème spécifiquement algérien. C’est un problème extrêmement ardu. Il se pose à de nombreux pays, notamment l’Egypte. Certains pays ont pris le taureau par les cornes et ont essayé de s’y attaquer. Certains, comme le Brésil ont partiellement réussi. Il faut, peut-être, s’inspirer de ces différentes expériences.
Une grande partie de cet argent s’est investi dans l’immobilier qui constitue des actifs oisifs en général. Au demeurant, tant qu’un marché financier, offrant plusieurs alternatives rémunératrices, n’a pas été mis en place, une bonne partie de cet argent ne pourra pas être mobilisée. Il faut bien comprendre que quand bien même on puisse mobiliser cet argent, avec la fonte des réserves de change, ces dinars de l’informel ne pourront être utilisés que pour financer des opérations locales. Ils ne pourront pas être convertis en devises dont a grandement besoin l’Algérie pour financer ses besoins vitaux venant de l’étranger.
Le fait que l’argent du secteur informel n’ait pas été fiscalisé constitue un obstacle à son intégration éventuelle dans le secteur formel. Ses détenteurs craindraient toujours que le fisc se retournera un jour contre eux.
Enfin, le facteur confiance est un élément essentiel pour construire la passerelle allant du secteur informel vers le secteur formel.
Eco Times : La monnaie nationale demeure encore administrée, et sa dévaluation continuelle n’est pas pour arranger le développement de l’économie nationale. Pensez-vous qu’il soit utile d’aller vers une monnaie convertible ?
Les pays développés et ceux disposant d’une base productive importante utilisent la dévaluation de la monnaie pour amorcer la pompe de la croissance quand ils connaissent des difficultés économiques. La dévaluation permet aux produits qu’ils fabriquent d’être compétitifs et, ainsi, booster leurs exportations. De même, une monnaie faible permet d’attirer un plus grand nombre de touristes. Ce qui n’est pas le cas de l’Algérie dans les deux situations. La dévaluation doit être une mesure qui ne doit pas perdurer parce que les pays, qui ont une monnaie forte et qui se renforce, sont obligés d’investir des technologies plus performantes pour maintenir, voire accroître leur avantage concurrentiel, et cela est plus générateur de croissance que dans le premier cas. Pour ce qui est du cas de l’Algérie, une dépréciation du dinar donnera l’illusion d’avoir plus de ressources dans les caisses de l’Etat, puisque les dollars du pétrole rapporteront plus de dinars et, donc, permettront de mieux couvrir dans le court terme les dépenses. Cependant, le revers de la médaille est qu’une telle mesure rendra les importations plus chères et, notamment, ceux des inputs qui rentrent dans la fabrication de produits algériens, et renchérira le coût de la vie. En définitive, le pouvoir d’achat du citoyen sera négativement impacté.
La question de la convertibilité n’est pas une question simple. Elle a fait couler beaucoup d’encre et continuera à le faire. Aujourd’hui, le dinar est convertible en matière de transactions commerciales pour répondre aux besoins des entreprises. Un grand pas sera fait le jour où l’allocation touristique sera décente pour répondre aux besoins des ménages (voyages touristiques, soins médicaux et éducation) Dans les circonstances actuelles, ceci n’est pas possible parce que l’Algérie est doublement pénalisée par la chute drastique des recettes pétrolières et par la faiblesse continue du dollar, qui est la monnaie de nos recettes, sachant qu’une grande partie de nos importations est libellée en euro, qui est une monnaie qui s’apprécie. La convertibilité totale du dinar ne pourra se faire qu’une fois des réformes profondes de notre économie auront été réalisées, incluant un système bancaire et financier moderne et performant.
Cette convertibilité sera envisageable le jour où l’Algérie aura une économie diversifiée et performante, un compte capital positif c’est-à-dire des IDE qui affluent, et nos recettes en devises hors hydrocarbures dépassent les dividendes versés aux partenaires étrangers et le coût des services importés. Ceci pourra se faire le jour où l’Algérie aura une notation ou rating «investment grade» et des indicateurs macroéconomiques dans le vert. C’est un travail de longue haleine qui doit être préparé et programmé dans le temps. Pour cela, il faudrait qu’il y ait une véritable volonté politique.
Eco Times : La relance de l’investissement, au-delà des différentes mesures prises en interne, passe également par les IDE qu’il faudra attirer dans le pays. De par votre expérience dans ce domaine, quelles sont les mesures d’urgence à prendre pour faire de l’Algérie un pays fréquentable par les investisseurs étrangers, sachant que le climat des affaires dans le pays demeure loin des attentes, car aggravé par une instabilité juridique chronique ?
Les investisseurs étrangers viendront lorsque l’Algérie aura œuvré au développement d’un secteur privé national fort. Les investisseurs étrangers ont besoin de partenaires fiables, avec une surface financière solide. Ils ont besoin de sous-traitants capables de leur fournir les biens et services (inputs) de qualité, à des prix compétitifs et respectant des délais de livraison précis.
Les investisseurs étrangers ne viendront que lorsqu’ils verront que les Algériens investissent dans leur pays et réussissent. La politique de certains gouvernements, comme celui de la Corée du Sud, au cours des cinquante dernières années, a consisté à mettre tout en œuvre pour développer un secteur privé national puissant, et créer des champions industriels d’envergure mondiale.
A titre d’exemple, l’entreprise Samsung Electronics, à elle seule, génère un chiffre d’affaires bien supérieur au produit intérieur brut algérien.
En Algérie, les dirigeants ont œuvré, de façon consciente, à freiner l’émergence d’un secteur privé productif national fort au profit de l’importation. Ceci a constitué et continue de constituer un facteur de dissuasion pour l’investisseur étranger.
Les investisseurs étrangers viendront le jour où ils pourront transférer librement leurs dividendes sans entraves bureautiques et l’imposition de délais déraisonnables.
Les investisseurs étrangers ne viendront pas en grand nombre tant que nous n’avons pas un secteur bancaire et financier performant, capable de leur offrir tous les services bancaires auxquels ils sont habitués dans leur pays d’origine. Ils attendent du secteur bancaire par exemple qu’il soit capable de financer un projet sur la base de son propre mérite, c’est-à-dire sa viabilité et sa capacité à générer des cash-flows suffisants pour rembourser ses emprunts et sans se focaliser, essentiellement, sur l’exigence de sûretés réelles excessives.
Les investisseurs étrangers ne comprennent pas que dans le cadre d’une privatisation, ils amènent le capital mais qu’on ne leur permette pas de lever la dette sur le marché local pour financer une acquisition. Comme tout homme d’affaires ou banquier le sait, aucune entreprise ou investisseur ne finance à 100% en capital un projet. Une partie, la dette, doit provenir des bailleurs de fonds. Ne pas permettre le financement de la partie dette d’une acquisition oblige ses acquéreurs à financer leur acquisition à partir de l’étranger. Cela constitue un grand risque de change comme celui qui a coûté cher à la Thaïlande, en 1997-98, ainsi qu’à d’autres pays. Cela prive aussi les banques algériennes d’opérations de financement et de revenus d’intérêts qui seront versés à des banques étrangères.
Les investisseurs étrangers ne viendront pas en grand nombre tant que l’environnement juridique et fiscal n’est pas stable et change tous les ans via les lois de finance au gré du politique et, également, tant que les relations avec l’administration et les procédures sont complexes, difficiles et empreintes d’un manque de transparence.
Les investisseurs étrangers tiennent aussi compte de la qualité de vie d’un pays pour y investir. Convaincre les meilleurs managers à s’expatrier lorsque l’environnement culturel et de divertissement est médiocre, devient une gageure pour ces investisseurs.
Selon certaines études, la France est classée aujourd’hui deuxième, en matière d’attrait des investissements étrangers, après la Chine, essentiellement à cause de la qualité de vie et de l’environnement des affaires et ce, malgré une fiscalité moins favorable que celle de certains pays européens.
La Chine a réussi à développer un secteur privé national puissant et apprenant. Les investisseurs étrangers, qui s’installent en Chine, doivent s’associer avec un partenaire chinois moins parce que la règlementation les y oblige mais parce que ce secteur privé est très performant. L’économie de la Chine avec un taux de croissance annuel de 7% en moyenne contribue pour 18% du PIB mondial en PPA, devant les États-Unis à 15%.
Par ailleurs, il faut comprendre aussi que les investisseurs étrangers obéissent de plus en plus à une logique découlant de stratégies de déploiement international de leurs activités, basée sur des critères de coûts de production et de transports, d’avantages de localisation, de masse critique des marchés, de disponibilité d’énergie, etc., et, surtout, pas pour des raisons sentimentales.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la meilleure politique pour attirer l’investissement étranger en Algérie est de mettre tout en œuvre pour promouvoir l’investissement privé national. Cela protègera le pays contre la mainmise du capital étranger sur des pans entiers de l’économie nationale, et permettra au secteur privé national de se trouver dans une position favorable pour tirer le meilleur parti d’un partenariat avec les investisseurs étrangers. Cela le préparera aussi, à terme, à se déployer sur d’autres marchés.
Enfin, les investisseurs étrangers ne viendront pas investir tant que le climat des affaires en Algérie demeure décourageant, et que l’Algérie ne sorte pas du dernier peloton sur les 190 pays étudiés et figurant dans les rapports successifs de la Banque Mondiale sur le climat des affaires «Doing business».
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